Pourquoi lire ? Réponse de Michel Le Bris (Pour l’amour des livres) : « ... en un temps où le monde change à toute vitesse, où s’effondrent des pans de ce qui nous était repères, déferlent les ravages de la « communication », [...] justement c’est la force de la littérature d’avoir toujours su dire, et jamais mieux qu’au milieu des tumultes, l’inconnu de ce qui venait, d’en avoir su trouver à chaque fois les mots, les rythmes jusque-là inouïs, pour faire advenir un visage, rendre le monde un peu mieux habitable. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les arts, mais de souligner ce que littérature, poésie, roman, ont d’unique, d’irremplaçable de nous reconduire à nos mondes intérieurs, dans le temps long de la lecture et le silence gagné sur le brouhaha ordinaire, jusqu’à nous faire approcher le mystère même du langage, qui nous relie aux autres, au monde et à nous-mêmes. » (12) Des propos qui laissent un petit arrière-goût de structuralisme — « approcher le mystère même du langage » et « se relier à soi-même » ne sont probablement pas les objectifs qui convaincront mon fils des profondes nécessités de la lecture —, mais je vous transmets le reste sans réserve.

Pourquoi lire ? (suite) : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de le concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain. » (Pour l’amour des livres, Michel Le Bris

→ « Il nous faut inventer, nous qui sommes devenus si pauvres en dieux, des gestes votifs, des rites propitiatoires, des actions de grâce, afin de permettre aux morts de soulager un peu les vivants que nous sommes du poids d’une mélancolie interminable » (Fabien Ribery). Que seraient de tels gestes dans un monde nettoyé de toutes les croyances absurdes qui parasitent encore les cerveaux des être humains aujourd’hui ? Du reste, de tels gestes pourraient-ils vraiment s’y maintenir ? Quelle place de la mort et des défunts dans un monde où la vie sera pleine et épanouie ?

→ « Nous nous réclamons de cette opinion qu’on ne peut faire œuvre d’art ni même en dernière analyse, œuvre utile en s’attachant à n’exprimer que le contenu manifeste d’une époque et que ce qui importe par dessus tout est l’expression de son CONTENU LATENT » (Minotaure 9, 1936, page non numérotée). C’est là une excellente définition de l’idéologie par André Breton. Mais comment représenter le réel dans son « contenu latent » ? Comment, autrement dit, donner à voir ou sentir le réel dans son essence : au-delà des apparences (le « contenu manifeste ») sous lesquelles il se donne à la simple observation ? La réponse est venu de Marx et d’Engels. Représenter le réel, ce n’est pas donner à connaître ce qui est apparent, mais, au-delà de ce compte rendu formel, le travail de sélection, de transformation, d’investigation et d’intelligibilité qui permet de représenter l’événement dans sa réalité objective et non pas seulement empirique. Une pratique qui relève, non pas de la seule monstration, mais de la dé-monstration. On ne peut faire « œuvre utile » qu’en disant l’essence des choses, en rendant celle-ci présentes dans leur essence. Cela m’évoque une citation de Bertell  Ollman, qui ne dit pas fondamentalement autre chose : « Le problème vient du fait que la réalité ne se réduit pas aux apparences, et qu’à s’en tenir aux apparences, à ce qui nous frappe immédiatement et directement, on peut se fourvoyer. L’erreur mise en scène dans ce récit est-elle courante ? Selon Marx, loin d’être une exception, elle est typique de la manière dont la plupart des gens appréhendent la réalité dans notre société. S’appuyant sur ce qu’ils voient, entendent et touchent dans leur environnement immédiat – empreintes de toutes sortes –, ils en tirent des conclusions qui sont dans bien des cas l’exact opposé de la vérité. La majorité des déformations associées à l’idéologie bourgeoise sont de cette sorte. » Pas sûr toutefois que Breton avait ceci en tête en rédigeant la profession de foi de la revue Minotaure. Mais il est certain qu’il a pris soin, à partir de sa découverte de Hegel, puis de Marx et Engels dans les années 30, de « toujours chercher à dégager de l’événement le plus subjectif une loi générale » (Introduction, XVI, Oeuvres complète, Pléiade, II). De toujours partir en quête des « nouvelles relations essentielles qui permettent de passer du subjectif à l’objectif » (1359). Objectif exemplaire, s’il en est.

→ Mais il s’agit de bien faire. « Si l’étude du communisme consistait seulement à savoir ce qui est exposé dans les publications communistes, il nous serait trop facile d’avoir quantité de perroquets ou de vantards communistes, et ce serait un grand mal. Car ces gens, après avoir lu et appris ce qui est exposé dans nos ouvrages et nos brochures, seraient incapables de coordonner toutes ces connaissances et d’agir comme le veut réellement le communisme » (Lénine, cité par André Breton, Misère de la poésie). Il retomberaient, en somme, dans l’idéologie.

→  « Le drame social existe, les surréalistes ont fait savoir en mainte occasion qu’ils ne se contenteraient pas de rester spectateurs de ce drame. Le drame poétique existe aussi et tout comme le précédent il eu, ne fût-ce qu’au siècle dernier, ses héros qui, dans ce pays, s’appellent Borel, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cros, Lautréamont, Jarry. Surréalistes, il n’est pas en notre pouvoir d’effacer ces noms, de nier ou même de laisser intercepter la lumière que nous en avons reçue. Et qui sait si leur voix ne se percevra pas mieux et plus communément un jour, le jour où il n’y aura plus de classes, où la Révolution mondiale aura passé ? » (André Breton, Misère de la poésie, 16) Excellente question.

→ En attendant, lecture de L’homme sans qualité de Robert Musil, qui donne à voir « cette sorte de dissolution intérieure qui est commune à tous les phénomènes contemporains » (77) : « Il doit être facile d’avoir des sentiments héroïques quand on est insensible de nature, et de penser en kilomètres quand on ne sait pas quelle plénitude recèle le moindre millimètre ! » (Musil, L’homme sans qualités, 74). Comment se ressaisir ?

→ C’est le questionnement permanent d’Annie Le Brun dont vient de sorti le dernier livre : Ceci Tuera cela. Image, regard et capital. Deux pages lui sont consacrées dans Beaux Arts Magazine du moins d’avril — ci-dessous. De quoi mettre l’eau à la bouche...

→ Lu dans Pour l’amour des livres de Michel Le Bris cette phrase de Graham Greene (tirée de L’Enfance perdue) : « Peut-être les livres n’ont-ils d’influence profonde sur notre vie qu’au cours de l’enfance. Plus tard, nous admirons, nous sommes divertis, parfois même amenés à modifier certaines opinions déjà faites, mais il y a bien des chances pour que nous ne trouvions dans les livres qu’une simple confirmation de ce qui est déjà dans notre esprit, tandis que dans l’enfance tous les livres sont des livres de divination, qui nous révèlent l’avenir. Que tirons-nous aujourd’hui de nos lectures qui puisse égaler l’exaltation et la révélation de nos quatorze premières années ? » L’essentiel, pour ma part, car je n’ai guère eu l’occasion avant 14 ans de telles lectures. Je me souviens, en revanche, de mes premiers instants de révolte consciente obtenus en 3eme grâce à une lecture comparée du Meilleur des mondes, 1984 et Fahrentheit 451. Je pense naturellement aussi aux romans et aux classiques du marxisme que les camarades m’ont fait découvrir au lycée tandis que je tentais péniblement d’en sortir bachelier. Ce sont ces livres qui, pour la première fois, m’ont permis de concevoir un avenir non plus dystopique, synonyme d’une chute irrémédiable de l’humanité dans les abîmes de la guerre et de l’obscurantisme, mais un monde débarrassé de l’exploitation et garantissant enfin à chacun le pouvoir de réaliser tous ses potentiels. Parmi ces lectures qui m’ont profondément marqué : La Mère de Gorki, La rage de vivre de Mezz Mezzrow, La Muraille de John Hersey, mais aussi, côté théorique, L’idéologie allemande et L’anti-Dühring. Enfin, je pense à à André Breton, que j’ai mis trop de temps à découvrir, et à l’œuvre d’Annie Le Brun, qui, face pourtant à la dévastation qui grandit, n’a jamais cessé de m’aider à concevoir un monde meilleur.

→ Il y a aura une fois, un texte d’André Breton comme objection possible à Graham Green qui ne voyait de « livres de divination, qui nous révèlent l’avenir » que dans nos livres de très jeunes lecteurs : « L’œuvre d’art n’est valable qu’autant que passent en elle les reflets tremblants du futur » (Position politique du surréalisme, Pléiade, II, pp. 447-448).

Des conséquences désastreuses du structuralisme sur les études littéraires en France. « La tradition universitaire n’envisageait pas la littérature d’abord comme l’incarnation d’une pensée et d’une sensibilité, ni comme une interprétation du monde. C’est cette tendance de longue durée qu’a retrouvée et exacerbée la phase plus récente des études littéraires. On décide maintenant (pour ne citer qu’une formulation parmi mille) que l’œuvre impose l’avènement d’un ordre en rupture avec l’état existant, l’affirmation d’un règne qui obéit à ses lois et à sa logique propres », à l’exclusion d’un rapport au « monde empirique » ou à la « réalité ». Autrement dit, on représente désormais l’œuvre littéraire comme un objet langagier clos, autosuffisant, absolu. En 2006, à l’université française, ces généralisations abusives sont toujours présentées comme des postulats sacrés. Sans surprise, les élèves du lycée apprennent le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux. Ce qui, à n’en pas douter, contribue au désintéressement croissant que ces élèves manifestent à l’égard de la filière littéraire : leur nombre est passé en quelques décennies de 33 % à 10 % de tous les inscrits au bac général ». Il précise la nature du désastre : « Non seulement on étudie mal le sens d’un texte si l’on s’en tient à une stricte approche interne, alors que les œuvres existent toujours au sein d’un contexte et en dialogue avec lui; non seulement les moyens ne doivent pas devenir fin, ni la technique, nous faire oublier l’objectif de l’exercice. Il faut aussi s’interroger sur la finalité ultime des œuvres que nous jugeons dignes d’être étudiées. En règle générale, le lecteur non professionnel, aujourd’hui comme hier, lit ces œuvres non pas pour mieux maîtriser une méthode de lecture, ni pour en tirer des informations sur la société où elles ont été créées, mais pour y trouver un sens qui lui permette de mieux comprendre l’homme et le monde, pour y découvrir une beauté qui enrichisse son existence ce faisant, il se comprend mieux lui-même. La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification»), risque, lui, de nous conduire dans une impasse sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature. » Michel Le Bris propose donc de « recentrer l’enseignement des lettres sur les textes ». Un recentrage, précise-t-il, qui, du reste, « rejoindrait [...] le vœu secret de la majorité des enseignants eux-mêmes, qui ont choisi leur métier parce qu’ils aiment la littérature, parce que le sens et la beauté des œuvres les bouleversent. [...] Il n’y a aucune raison qu’ils répriment cette pulsion. » On ne dira jamais assez la catastrophe intellectuelle en laquelle a consisté le structuralisme. En situant le point de départ de ce qui fonde l’humanité dans les phénomènes linguistiques, il ne pouvait guère inciter ses partisans qu’à penser le monde en termes de textes et de discours ou qu’à tenter de le rendre intelligible en éclairant ses rapports avec le réel. Lucien Sève, qui n’est pourtant ma tasse de thé, a été très clair à ce sujet : avec le structuralisme, « c’est toute la révolution intellectuelle opérée par le marxisme qui se voit rayée d’un trait de plume. L’économie politique, ravalée au niveau de pragmatisme, est de nouveau séparée radicalement de l’histoire comme de la philosophie, l’homme redevient étranger aux rapports de production, et les ‘sciences humaines’, dans une version structuraliste qui ne fait que moderniser la vieille tradition de l’idéalisme sociologique français, peuvent proclamer en paix que les lois universelles de l’esprit humain mènent le monde » (Structuralisme et dialectique, p. 74). On n’en est malheureusement pas sorti : presque tous les intellectuels de gauche sollicité par les médias pour commenter l’actualité en sont issus et tous, plutôt que d’éclairer, occultent les vrais enjeux.

« Le capital est autant l’ennemi du secret que l’ennemi de l’infini. » | Lecture en cours de Ceci tuera cela : Image, regard et capital, de Annie Le Brun & Juri Armanda. Où il est question de l’image et de nos « espaces intérieur » à l’ère de « l’image distributive » Selon Annie Le Brun, avec « avec la commercialisation mondiale du smartphone en tant qu’appareil de communication reliant instantanément ce qui ne l’avait encore jamais été, à savoir la production et la distribution se confondant désormais à réduire l’image au nombre », nous serions en train de vivre une révolution sans le savoir : la révolution de « l’image distributive, pur produit de la quantification de la vue [qui] se caractérise par la neutralisation de ce qu’elle diffuse. ».  Quelles conséquences à cette « désintégration de l’image » ? Cette révolution, « aussi insidieuse que silencieuse, travaille constamment à nous intégrer à un univers exclusivement commandé par l’impératif du mesurable ». Ce faisant, cette révolution atteint « autant notre rapport au monde extérieur que notre intériorité » en faisant disparaitre en silence « des milliers d’horizons ». Car, « pour la première fois dans l’Histoire, notre regard constitu[e] le principal objet de convoitise du capital, à l’instar de ce qu’avaient été précédemment l’or et le pétrole, comme certains l’avaient déjà remarqué. À plus forte raison, quand il n’est aujourd’hui plus d’image qui, simultanément produite et distribuée, ne devienne en même temps moyen de contrôle et objet de profit. Et cela du fait que la production et la reproduction des images sont maintenant redéfinies par la nouveauté technologique que représente l’instantanéité de leur distribution. ». Conséquence directe : « la distribution numérique sépare l’image de sa visibilité. ». La visibilité de l’image s’affirme, de fait, au détriment de son contenu. Avec pour conséquence, craignent les auteures, une « dérégulation de l’espace de l’espace intérieur », voire une « désorientation générale » (p. 78). Car là où « la raison d’être de l’image est désormais hors d’elle-même, [où] elle n’en a plus d’autre que sa totale soumission au diktat de la visibilité », le « trouble, à surgir depuis toujours comme un pont tremblant sur l’abîme du désir, comment pourrait-il résister à la constante marée d’images qui nous est devenue incontrôlable en ce qu’elle participe de la monstruosité grandissante des big data ? » Que devient « notre possibilité de regarder ailleurs » ? D’autant, ajoutent-elles, ce moment particulier de notre civilisation correspond à « la fin du panoptique » : « la place du contrôle d’où l’on voit tout ne se différencie plus de celle à partir de laquelle tout est montré. Désormais, le regardeur est le regardé et le regardé est le regardeur. Ce qui aurait été impossible sans la mutation de l’image qui, de porte ouverte à tous les vents, s’est transformée en écran qui se substitue à toute perspective. Au point qu’en est définitivement changé le rapport du regard et de l’image. Nous habitons désormais une prison d’images. » Une « dictature de la visibilité [qui] exclut tout regard vers l’extérieur mais aussi vers l’intérieur. » Pire : à l’image de la grossièreté de l’art contemporain soutenu par le grand capital, ce serait bien, de fait, à un « programme d’extermination de l’imagination » que nous assisterions (p. 107).  

« Le capital est l’ennemi mortel de l’infini. Mais en voici une explication : le capital ne tolère aucun point de fuite » | L’image elle-même ne sort évidemment pas indemne de cette évolution : « Après avoir été, pendant des siècles, la grande pourvoyeuse de nouveauté, d’inconnu et de promesses encore informulées, là voilà devenue l’aveugle distributrice d’un excès de similarité, visages similaires, poses similaires et marques similaires. » Une évolution qui « aurait été impossible sans la perte d’autonomie de l’image, délibérément oublieuse de l’espace de liberté dont elle a été garante pendant des siècles. Si elle est devenue avec le selfie la productrice d’une similitude de masse, c’est qu’elle est complètement assujettie au nombre. À plus forte raison, quand aucune de ces photographies conçues sur le même modèle n’échappe à la lutte pour la visibilité. Au contraire, elles en sont l’émanation en même temps qu’elles l’attisent sous le masque de la personnalisation, offrant ainsi au capital la structure d’une concurrence masquée comme la meilleure garantie d’une consommation permanente. » Ce qui n'est pas sans incidence « sur la lumière de ce que nous vivons » :  « Car plus l’image est comprimée, pour être réduite aux lois du numérique, plus elle perd en luminosité, cette luminosité qui lui est toujours venue autant d’elle-même que de l’extérieur – l’aura dont parle Benjamin étant une forme sublimée de cet échange. À l’inverse, pour se conformer à la logique de la technologie comme à celle du rendement, l’écart entre les images doit être réduit comme l’est de plus en plus celui entre les êtres mais aussi entre les êtres et les choses. » La fin du second chapitre se clôt sur un questionnement général : « Egon Schiele quand, le 1er septembre 1901, il écrivait à son oncle : « Je peins la lumière qui vient des corps. » Que reste-t-il aujourd’hui de cette lumière ? Surtout depuis que, d’exposition en exposition, la marchandisation, appuyée par l’armement lourd des tour-opérateurs, des selfies et des produits dérivés en tous genres, a complètement dépecé de ses images le tumulte érotique, dans lequel le jeune Viennois a pu reconnaître sa vie ? Autre façon de nous demander : Que reste-t-il de la lumière du désir ? Que reste-t-il de ses éblouissements, de ses ténèbres, de son innocence sauvage ? Que nous reste-t-il enfin de nous-mêmes, quand nous ne savons plus que faire d’une liberté engloutie sous les images ni d’une profusion d’images sans liberté ? » (p. 107) ... La capacité et le devoir de se révolter, j'imagine.

→ Commune de Paris | Dans En attendant Nadeau, un article consacré à Jean Cassou : « On ne nous pardonnera pas. […] On ne dira rien de nous, on ne voudra rien dire », déclare Becker, communard, l’un de ses principaux personnages. « La bataille du Père-Lachaise. Est-ce qu’on en parlera plus tard comme on parle des autres batailles ? Austerlitz, Waterloo… Que fait-on, plus tard, des endroits où il y a eu de telles batailles ? Est-ce qu’on osera encore garder le Père-Lachaise comme un cimetière où l’on continue d’enterrer les braves gens bêtement morts de leur mort, morts en famille ? » demande un autre (Les massacres de Paris). Sur la question de la postérité de la Commune et de sa représentation au début du XIXe siècle en France, cet extrait de la Lutte de classe du mois de mars — intitulé « Commémorer la Commune… pour mieux en trahir les idéaux » : « À la veille du 150ème anniversaire de la Commune, il est de bon ton, à gauche, de déplorer le peu de place qu’elle tient encore dans les manuels scolaires ou dans l’espace public, de se réclamer de son œuvre et de dénoncer la violence de la répression qui l’a frappée. Mais c’est pour mieux la dénaturer, lui ôter tout caractère révolutionnaire et communiste. Même l’Assemblée nationale a voté, en 2016, une résolution demandant que « soient mieux connues et diffusées les valeurs républicaines portées par les acteurs de la Commune de Paris de 1871 ». Une façon de transformer celle-ci en un simple prolongement de la Révolution française : un moment certes tragique mais qui aurait permis de fonder un régime paré de toutes les vertus. Les historiens ne sont pas en reste dans la production de ce fatras et d’un prêchi-prêcha sur la démocratie ou la non-­violence supposée des communards. Ils l’opposent à la révolution d’Octobre 1917, qu’ils jugent à l’inverse violente et antidémocratique. Pour tenter de masquer cette propagande, la revue L’Histoire fait mine de s’interroger : « Une révolution socialiste ? » ; « Thiers, bourreau de la Commune ? » ou « Est-ce […] diminuer 1871 que de le montrer comme une insurrection d’abord républicaine ? »[2] Même les intellectuels qui se penchent sur l’histoire du mouvement ouvrier avec une certaine bienveillance nient la lutte de classe et ce qu’elle implique, au nom d’une histoire « apaisée » et de la république, considérée comme « le bien de tous ». Sur le même registre, le soi-­disant républicain Mélenchon se prétend « idéologiquement » un « enfant de la Commune »[3]. Il se dit fier d’avoir lancé ses deux campagnes électorales un 18 mars par une marche au son de La Marseillaise… suivie de L’Internationale. Pour lui, voir dans la Commune une préfiguration du socialisme soviétique serait « tout simplement une usurpation intellectuelle ». Reprenant une vieille antienne stalinienne, il fait dire à Engels qu’en France « il n’y aurait peut-être pas besoin de révolution et que la prise du pouvoir pourrait se faire par les urnes ». Il se proclame donc, pour qui aurait oublié ses décennies d’élu du Parti socialiste puis de La France insoumise, « un homme d’assemblée ». Et de préciser : « Mais mon rêve n’est pas l’assemblée générale permanente. Je sais le prix et le poids d’un exécutif qui tient la mer. » Il va de soi qu’il se réserve ce rôle de grand timonier de l’Élysée… Il ne fait en cela que marcher sur les traces du PCF en matière de réformisme et de républicanisme. L’historien Roger Martelli, ancien haut responsable de ce parti, et coprésident de l’association des Amis de la Commune de Paris (1871), en est l’un des fourriers. Il est passé maître dans la rhétorique républicaine et les formules aussi creuses que l’est la devise bourgeoise Liberté, Égalité, Fraternité pour l’État français. Il évoque ainsi une Commune « soucieuse de l’émancipation humaine », y voit « une référence partagée par tous les mouvements à prétention émancipatrice, républicaine et universaliste ». Il la compare à « l’élan de 1789-1793 sans la guillotine »[4] : comme s’il avait été possible de renverser l’ancien ordre social féodal sans violence révolutionnaire, comme si la bourgeoisie elle-même n’y avait pas été contrainte par l’aristocratie terrienne et tous les possédants d’Europe. Mais ces détours ne lui servent qu’à une chose : proposer une nouvelle union de la gauche à l’élection présidentielle de 2022. Se prétendant fidèle aux communards, il n’hésite pas à les rallier à sa petite tambouille politicienne : « À cent cinquante années de distance, les communards de 1871 nous font ainsi un clin d’œil. On peut le leur rendre, non en les imitant, mais en cherchant à être fidèle à leur esprit : rassembler ce qui est dispersé et, pour cela, avoir le souci prioritaire du commun et non des petits égoïsmes de soi. » En réalité, il y a bien longtemps que les sociaux-démocrates, puis les partis staliniens, sont devenus incapables de raisonner et d’imaginer quoi que ce soit en dehors de la République bourgeoise, qui pour eux est le summum de la démocratie. »

« L’exigence d’idéal pesait sur toutes les manifestations de la vie comme une préfecture de police » (L’homme sans qualités, p. 63). Il semble que ce ne soit plus le cas, si on suit Joël Gayraud qui, lui, a intitulé son livre foutrac L’homme sans horizon (Matériaux sur l’utopie) : « Nous vivons de nos jours une situation qui ne s’est jamais présentée auparavant dans l’aventure humaine : notre univers s’est irrésistiblement fermé » (p. 11) — « clôture géographique », « écologique » et « historique ». La raison : le système capitalisme devenu planétaire. « Après plusieurs périodes d’incertitude, c’est, de façon décisive, la conjonction du marché et du capital issu de l’accumulation primitive qui a formé le dispositif de domination capitaliste, lequel n’a cessé depuis lors de s’étendre et de s’approfondir. Dans sa phase actuelle d’hégémonie totale, le capitalisme apparaît comme un mode d’auto-affirmation de l’Économie, autonomisée du reste de l’existence humaine et non humaine, y compris de la sphère de la production (!?), et forme une entité gouvernant de manière absolutiste l’ensemble de la société dans toutes ses composantes, publiques ou privées, collectives ou individuelles, dans la politique, le droit ou la culture aussi bien que dans les gestes et les habitus de la vie quotidienne. » (p. 26) Or, dans cet « univers sans horizon », s’interroge l’auteur, « lorsque l’horizon disparaît derrière les décombres du progrès économique (sic) et le voile opaque du brouillage médiatique généralisé », « qu’en est-il de la conscience anticipante ? » (p. 40) Réponse de l'auteur, dont on ne sait pas véritablement de qui il parle, ou du moins à qui il pense en nous offrant ses impressions : « La perte d’horizon contemporaine n’affecte aucun des sens en particulier, elle désempare la sensibilité générale, comme lorsqu’une maladie du cervelet ou de l’oreille interne fait perdre le sens de l’orientation ou de l’équilibre. Ce qui permettait à l’homme d’être conscient de ses limites, et en même temps d’éprouver le désir toujours recommencé de les transgresser par la possibilité d’évasion que fournit la présence même d’un horizon, s’est évanoui. Il lui reste le sentiment oppressant d’être rivé à sa finitude et enfermé en même temps dans l’espace clos et précaire du globe terrestre, d’être parvenu, sans que pour autant rien n’ait changé dans sa condition, à la fin de l’histoire; mais comme la pleine conscience d’un tel sentiment se révèle insupportable, il est aussitôt refoulé et ce refoulement se traduit par un oubli de soi définitif. Comment ne pas voir se dessiner alors ce terrible tableau animé de l’humanité entière, les yeux ouverts dans le vide, marchant à tâtons, en décrivant de grands cercles sur elle-même pour finalement se ramasser en un seul point et s’immobiliser dans une commune et muette prostration ? » (p. 41) Heureusement, tout n’est pas perdu, "l'humanité" n'est pas condamnée à se transformer en populations de zombies : « parfois, il arrive qu’à la faveur d’un événement imprévu qui en cristallise les inquiétudes, une époque saturée de temps mort, et donc devenue spectrale à elle-même, reprenne de la consistance et que les hommes songent alors à se réapproprier leurs pouvoirs ; la durée ralentit et se courbe autour de l’événement, la vie s’intensifie, bientôt le voile opaque du temps mort se déchire et, dans l’ouverture, réapparaît l’horizon. » Mais tout cela est trop vague ! Ce ne sont pas « les hommes », mais une classe en particulier qui a ce pouvoir de modifier le cours de l’histoire : la classe ouvrière. « C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné », disait Walter Benjamin, mais ceux-là — qui n'ont en effet rien à perdre en se soulevant en masse —, ce sont les travailleurs du monde entier. Les intellectuels qui, sincèrement inquiets, tentent de redéfinir l'horizon manquant seraient décidément bien inspirés de sortir des généralité humanistes dont ils nous abreuvent continûment, et nommer les facteurs sociaux historiquement déterminant par leur nom. Cela suppose de s'intéresser à la lutte de classe non en anarchiste ou en humaniste — c'est-à-dire en idéaliste —, mais en communiste révolutionnaire — c'est-à-dire en marxiste, en matérialiste.

→ « ... c’est de la possibilité même d’enchantements actuels et d’enchantements futurs que j’entreprends de vous faire juges. "L’objet d’art, a-t-on fort bien dit, tient le milieu entre le sensible et le rationnel. C’est quelque chose de spirituel qui apparaît comme matériel. L’art et la poésie créent à dessein, en tant qu’ils s’adressent aux sens ou à l’imagination, un monde d’ombres, de fantômes, de représentations fictives, et l’on ne peut pour cela les accuser d’impuissance comme incapables de produire autre chose que des formes vides de réalité". » (André Breton, Situation de l’objet surréaliste, 1935, citation de Hegel, Introduction à la Poétique) Breton ajoute : « je pense qu'une telle opinion, qui n'a rien de spécifiquement idéaliste, n'a aucun besoin d'être révisée ».