A Domène, au moment même où il rédigeait tant d'articles qui tentaient d'éclairer, d'avertir et de prévoir, et d'agir selon sa mesure, L. D. [Trotsky] me dit un jour :

« Je suis un peu dans la même situation que Marx. Je donne des conseils, parce que je ne peux agir autrement. L'expérience des vieux camarades, c'est quelque chose… »

Il parlait ainsi pour répondre à certains jeunes amis dont l'impatience ou l'indépendance ne s'accommodait pas toujours sans à-coups d'une sorte de souveraineté politique et morale pourtant bien reconnue. Mais dans son rappel de la position de Marx, il y avait aussi la conscience d'agir a long terme, de travailler pour l'avenir ; et l'exigence, pourtant, de jeter au plus vite dans l'action tout ce qui pouvait y être semé :

« Les pronostics d'Engels sont toujours optimistes, note-t-il le 14 février. Il n'est pas rare qu'ils anticipent fortement sur le cours réel des événements. Mais, en général, est-il possible de faire des prédictions historiques qui ne brûlent pas quelques étapes, comme on dit en français ? »

Trotsky ne se perdait pas de vue lui-même en écrivant cela, comme en bien d'autres endroits où le nom de Marx, d'Engels, et même de Lénine viennent sous sa plume.

Le 25 mars, Trotsky formule un jugement bien révélateur sur son propre rôle, jugement unique, je crois, chez un chef politique de cette stature. Il constate son isolement, il cite Rakovsky comme le dernier compagnon d'armes, désormais perdu, de sa propre génération ; les jeunes camarades qui le défendent ne sont guère capables de l'élaboration commune indispensable :

« Il y a longtemps maintenant que je n'ai pu satisfaire mon besoin d'échanger des idées et de discuter des problèmes avec quelqu'un d'autre. »
« Et pourtant, déclare-t-il aussitôt, je pense que le travail dans lequel je suis aujourd'hui engagé, en dépit de sa nature tout à fait insuffisante et fragmentaire, est l'œuvre la plus importante de ma vie — plus importante que 1917, plus importante que la période de la guerre civile ou que toute autre ».

Ainsi, ce qui fait sa gloire établie dès l'époque, et à coup sûr aux yeux de la postérité, est à son propre regard moins important, moins unique et personnel en tout cas, que ce qu'il prépare dans l'isolement, l'adversité, sans succès sur l'heure, au milieu d'épreuves d'une cruauté sans relâche.

Je ne connais pas d'autre exemple d'un jugement sur soi aussi dépourvu de vanité humaine, plein de lucidité et de détachement. On dira que c'est le besoin d'illuminer pour lui-même une heure sombre et solitaire qui lui fait prononcer à l'égard d'un destin déjà consacré par l'histoire cette parole d'impartialité suprême. Mais seuls des esprits malingres peuvent en juger ainsi. Je réponds de la parfaite mesure, de l'équilibre assuré de ses intentions à cet égard, de leur objectivité radicale. Je dis plus : que déjà, près de vingt-cinq ans plus tard, ce jugement à son propre égard commence à révéler sa profonde signification, et se justifie dans la rétrospective. Comme il me l'avait dit là-bas, sous l'allusion au rôle de Marx, il jetait vers l'avenir la semence d'une expérience révolutionnaire inégalée, dont lui seul alors disposait. Mais c'est à son journal qu'il confie un jugement supplémentaire : la révolution d'Octobre ellemême aurait pu se passer de lui !

« Si je n'avais pas été présent en 1917 à Pétersbourg, écrit-il, la révolution d'Octobre aurait quand même eu lieu — pourvu que Lénine ait été là pour diriger. Si ni Lénine ni moi n'avions été à Pétersbourg, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre.…. Si Lénine n'avait pas été à Pétersbourg, je doute si j'aurais pu surmonter la résistance des chefs bolcheviks... Mais, je le répète, étant donné la présence de Lénine, la révolution d'Octobre aurait été de toute façon victorieuse. On peut dire en gros la même chose de la guerre civile... »

Qui d'autre que Trotsky, le président du Comité Militaire Révolutionnaire de l'insurrection, le président du Conseil Militaire Suprême de la République, le Commissaire du Peuple à la Guerre, aurait été capable de mesurer ainsi son propre rôle ? C'est d'ailleurs ce qu'il avait déjà fait avec une assurance tranquille en écrivant cette Histoire de la Révolution Russe où il parle de lui-même à la troisième personne — exemple de recul sur l'actualité dont je ne vois guère le pareil.

Ainsi, écrit-il calmement, et en quelque sorte tout bien pesé :

« Je ne peux parler de l'indispensabilité de mon action, même pendant la période de 1917 à 1921. Mais maintenant, mon travail est « indispensable » au plein sens du mot. »

Il n'y a pas la moindre arrogance dans cette prétention.

« L'effondrement de deux Internationales a posé un problème qu'aucun des leaders de ces Internationales n'est du tout équipé pour résoudre. Les vicissitudes de mon destin personnel m'ont placé face à ce problème, et m'ont armé d'une importante expérience pour l'affronter. Il n'y a aujourd'hui personne en dehors de moi pour réaliser la mission d'armer une nouvelle génération avec la méthode révolutionnaire, par-dessus la tête des chefs de la IIe et de la IIIe Internationales. »

Ces jugements, formulés en 1935, alors qu'il avait cinquante-cinq ans, Trotsky les a répétés jusqu'en 1940. Ils étaient devenus le centre de sa conviction, au fur et à mesure que les événements et les années rendaient plus improbable son retour en U.R.S.S. ou sa participation active au mouvement révolutionnaire dans les pays qui toléraient sa présence. C'est justement pendant ces jours, à Domène, qu'il me parla de la similitude de son rôle actuel avec celui de Marx — de Marx qui n'avait pourtant jamais dirigé d'événements révolutionnaires, commandé une armée, travaillé à l'élaboration pratique de l'économie nouvelle ; qui même n'avait pas estimé possible de mettre ses capacités au service direct de la Commune. L'instrument de cette continuité historique, de cette transmission, ce n'était pas seulement l'œuvre écrite, livres, brochures et lettres innombrables, c'était surtout la façon dont ses idées se réincarneraient dans une nouvelle venue de militants dont la généalogie devait faire une quatrième internationale.

Aujourd'hui, le plus grand nombre des lecteurs de ce Journal (et même de ceux qui sont capables d'imaginer, ou de comprendre, la vie d'un grand révolutionnaire) verront peut-être dans cette page un paradoxe, ou l'excuse d'une tentative avortée, un simple souhait, ou encore une apologie. De leur côté, les avocats du fait accompli, quel qu'il soit, ne manquent jamais : ils diront qu'on ne peut mettre en balance les fruits historiques de la révolution d'Octobre et les espoirs sans lendemain de la « quatrième internationale ». Des historiens écrivent déjà qu'indispensable ou non, le rôle de Trotsky reste avant tout attaché aux événements de 1917 à 1923 (sans parler de ceux de 1905), et non à ceux de 1930 à 1940, ou des vingt dernières années. C'est que les historiens, par paradoxe, ont une vue plus courte que les hommes politiques. Le marxisme actif prédispose à une optique souvent contraire à celle de l'histoire ; à la perspective, et à ce que Trotsky appelait volontiers prognose ou pronostic. Pronostics qui brûlent souvent les étapes, comme il le rappelle de maintes propositions d'Engels.

En brûlant les étapes, la pensée raccourcit l'évolution, sans pour autant l'empêcher d'en bien prévoir l'orientation. Les hommes et leurs organisations peuvent périr ou changer de forme ; leur intervention peut marquer plus ou moins fortement certains tournants. Ils ne peuvent dominer les événements au-delà d'une convergence déterminée entre leurs capacités, leur passé, et les circonstances présentes. Mais cette limitation, si sujette aux aléas et aux caprices, du rôle de l'homme, et en particulier de ceux qui se sont révélés comme des chefs, n'empêche pas que les plus exceptionnels d'entre eux — comme était Trotsky — ne voient au-delà du moment qui réduit leur rôle. C'est pourquoi Trotsky n'hésite pas à dire avec une assurance revendiquée sans détour que, si l'époque ne lui permet que de préparer l'avenir, c'est du moins un avenir qu'il tient désormais pour certain.

Il ne faut pas voir dans ce sentiment la simple reprise d'un thème traditionnel dans le mouvement socialiste et marxiste, celui du rapport entre les individus, en particulier ceux que l'histoire qualifie de « grands hommes », et les événements eux-mêmes. Trotsky voit beaucoup plus loin. Au-delà du rôle des chefs au cours d'événements qui mettent en branle des masses, il recherche les lois qui gouvernent les déphasages inévitables entre l'attitude des masses et celle des chefs révolutionnaires qualifiés. La révolution connaît des flux et des reflux, dont l'amplitude peut être courte, ou fort longue. Elle est inépuisable en combinaisons neuves. L'opportuniste suivra les uns et les autres. Le révolutionnaire attendra, ou préparera pour ses successeurs le moment où la coïncidence entre lui et les masses fera renaître la victoire. Il ira plus loin encore il pèsera au plus près son propre rôle. Il pourra reconnaître alors, comme Trotsky l'écrit ici, qu’Octobre — sommet victorieux — pouvait à la rigueur se passer de lui, mais que Thermidor, période de réaction, rend son action d'autant plus indispensable qu'elle ne promet aucune victoire prochaine. Cette mécanique de la relation entre les hommes et le milieu où ils exercent leur volonté, seul un marxiste authentique comme l'était Trotsky, c'est-à-dire un communiste absolument libre à l'égard de tout dogme, pouvait l'exposer avec l'autorité qui s'attachait à sa vie passée.

Plus d'un biographe ou historien de la révolution russe, abordant ce sujet, s'est contenté d'imputer à ses « erreurs » la défaite progressive de Trotsky en U.R.S.S. après 1923, refusant de comprendre cette sorte de sacrifice délibéré qu'il faisait du présent au futur — sinon son futur personnel, du moins celui d'une nouvelle génération. S'il avait péri, comme Lénine, au moment où s'esquissait une période conservatrice de la révolution russe, coïncidant avec les échecs successifs de la révolution socialiste en Europe, sans doute les historiens auraient-ils imputé à cette double disparition le déclin du bolchevisme après 1923-1925. Mais comme il vécut et poursuivit la lutte — dans les conditions d'une réaction implacable, inouïe dans l'histoire ouvrière — sans que le succès vint la couronner, les historiens, fascinés par le fait accompli, l'accablèrent sous le relevé factice de ses erreurs et de ses fautes.

Lui-même s'est expliqué maintes fois là-dessus en réponse à ces critiques, mais jamais, me semble-t-il, de façon aussi serrée que dans une lettre écrite en 1938 à Denise Naville, d'où je détache le passage suivant :

« … Je suis arrivé à la nécessité d'éclaircir une question théorique, qui est en même temps d'une grande importance politique. Il s'agit au fond du rapport entre la personnalité politique ou historique et le « milieu ». Pour entrer directement au fond du problème, je veux mentionner le livre de Souvarine sur Staline, où l'auteur accuse les chefs de l'opposition de gauche, moi y compris, de diverses fautes, omissions, maladresses, etc., à partir de 1923. Je ne veux nullement nier qu'il y ait eu pas mal de fautes, de maladresses, et même de bêtises. Cependant, ce qui est important, du point de vue tant théorique que politique, c'est la relation ou plutôt la disproportion entre ces « fautes » et leurs conséquences. C'est précisément dans cette disproportion que s'exprime le caractère réactionnaire de la nouvelle étape historique.
« Nous avons fait pas mal de fautes en 1917 et dans les années qui suivirent. Mais l'essor révolutionnaire a comblé les lacunes et réparé les erreurs, avec notre aide, parfois même sans notre participation directe. Mais pour cette période les historiens, Souvarine y compris, sont indulgents, car la lutte a abouti à la victoire. Pendant la seconde moitié de 1917 et les années suivantes, ce fut le tour des libéraux et des mencheviks de commettre des fautes, des omissions, des bêtises, etc.
« Je veux illustrer cette « loi » historique de nouveau avec l'exemple de la grande révolution française, où, grâce au recul dans le temps, les relations entre les acteurs et leur milieu apparaissent beaucoup plus définies et cristallisées.
« A un certain moment de la révolution les chefs girondins perdent tout à fait la boussole. Malgré leur popularité, leur intelligence, ils ne commettent que des fautes et des maladresses. Ils semblent participer activement à leur propre perte. Plus tard, c'est le tour de Danton et de ses amis. Les historiens et les biographes n'arrêtent pas de s'étonner de l'attitude désordonnée, passive et puérile de Danton dans les derniers mois de sa vie. La même chose pour Robespierre et les siens désorientation, passivité et incohérence au moment le plus critique. L'explication est évidente. Chacun de ces groupes a épuisé à un moment donné ses possibilités politiques et ne pouvait plus avancer contre la réalité puissante conditions économiques intérieures, pression internationale, nouveaux courants qui en étaient la conséquence dans les masses, etc. Dans ces conditions, chaque pas commençait à produire des résultats contraires à ceux que l'on en espérait. Mais l'abstention politique n'était guère plus favorable. Les étapes de la révolution et de la contre-révolution se succèdent à un rythme accéléré, les contradictions entre les protagonistes d'un certain programme et la situation changée prennent un caractère inattendu et extrêmement aigu. Cela donne à l'historien la possibilité d'étaler sa sagesse rétrospective en énumérant et cataloguant les fautes, les omissions, les maladresses. Mais, malheureusement, ces historiens s'abstiennent d'indiquer la voie juste qui aurait pu conduire un modéré à la victoire dans une période d'essor révolutionnaire, ou au contraire d'indiquer une politique révolutionnaire raisonnable et victorieuse dans une période thermidorienne. »

Cette analyse est remarquable à plus d'un titre, si on la rapproche de ce qu'écrivait Trotsky sur l'indispensabilité de son action en 1917 et en 1935. Elle ne s'applique d'ailleurs pas aux chefs les seulement plus éminents ; elle concerne aussi les militants plus ordinaires, les cadres du mouvement. Prise sous une forme banale, elle signifie que l'individu n'a d'emprise que si les masses et les conditions générales (dans leurs contradictions du moment) vont dans le même sens que lui, en dépit des fautes qu'il peut commettre. Mais elle exprime quelque chose de plus, et de beaucoup plus important : c'est que la pleine conscience de ce mécanisme permet aussi de tirer profit, avec d'autres moyens, des périodes de reflux. C'est alors qu'il faut aller contre le courant, en des temps où les opportunistes et les aventuriers s'élèvent avec le flot.

C'est parce qu'il se voyait presque seul contre le courant — en tout cas parmi les marxistes — que Trotsky écrit que son rôle en ce moment, plus qu'aucun rôle déjà joué, était indispensable. Plus tard, ce qui apparaît à ce moment aux gens superficiels comme faute ou erreur, peut bien alors se révéler, au moins pour l'essentiel, comme profonde sagesse. Au niveau de la OM théorie et de l'histoire, la lutte contre la « théorie du socialisme dans semblait à tous les un seul pays » realpolitiker une persévérance donquichottesque. Aujourd'hui, qui pourrait nier que cette théorie soit en train de s'épanouir avec son promoteur, et qu'une fois de plus la révolution internationale soit à l'ordre du jour ?

[extrait de Trotsky vivant, de Pierre Naville, 1979, pp. 101-110]