« Devoir-vivre » — André Breton a probablement forgé cette expression sur le modèle du « devoir-être » (« sollen ») de Hegel (« un grand nombre de choses ne sont pas ce qu’elles devraient être [...], on ne peut pas dire que le monde est ce qu’il doit être »). Le « devoir-vivre » exprime, notent les commentateurs (Breton, Œuvres complètes, t. II), à la fois le désir de « transformer le monde » (Marx) et celui de « changer la vie » (Rimbaud). Ce qui revient au même, à ceci près que les mots de Marx définissaient la responsabilité historique (et matérielle) du prolétariat.

De l'image comme « passage ténu des lucioles dans la nuit » — Ce sont les mots de Georges Didi-Huberman, dans Aperçues. « Une petite lueur, la lucciola des intermittences passagères. » Pierre Bergounioux accepterait-il le terme, lui, qui, entomologiste à ses heures, s'emploie aussi à collectionner les images ? « De retour à la maison, je constate que je n’ai plus la force de lire. Alors je glisse dans des porte-vues les images que je recueille systématiquement, depuis trente ans, dans les journaux, des revues, des brochures publicitaires, partout, et que je serrais, en vrac, dans des tiroirs […] Après quoi je continue de classer et de glisser sous plastique ma collection d’images. » (14)

Mais cela a-t-il encore un sens ? Annie Le Brun, qui était l’invitée de Guillaume Erner dans Les matins de France Culture (le 19 mars 2021), serait probablement dubitative à ce propos. Car que peut-il encore rester de l'image quand la technologie alliée au capitalisme en a modifié le statut et soumis sa valeur à la « dictature du nombre » et « de la visibilité » ? C’est en substance la question qu'elle pose et à laquelle elle tente de répondre en dépit de la présence en studio de Simplet (Aurélien Bellanger), également invité : « l’image est devenue un moyen, une arme de substitution, une manière d’échapper au monde, une image qui tend à remplacer le monde. » Conséquence : une transformation par le trop-plein d’image qui, loin d’optimiser ce qui est, change le statut de l’image au point d’en faire des «  images sans imagination, réduite au nombre ». Des images qui ne montre plus, qui « ne véhicule plus le contenu de l’image, mais qui se montre ». Annie Le Brun nomme ce changement de paradigme « l’ère de la distribution », dominée par la « smart colonisation » qui, loin d’augmenter notre réalité, nous ampute de notre corps et nous enferme dans « une prison d’images » — de reflets frelatés de ce que nous vivons & de reflets de nous-mêmes — qui génère profits & contrôle. Le monde qui vient est un monde où l’on ne partage plus d’infini (cf. le selfie et la multiplication de regards parallèles), mais un monde où chacun de nous est en son centre, où on perd la notion d’échelle, un monde où l’image est privatisée pour devenir à la fois un équivalent de l’argent et un moyen de contrôle. Le capital ainsi ne fait pas que sucer le sang des travailleurs ; il nous enferme aussi, il nous neutralise. Il altère notre capacité à déployer notre imagination et à nous représenter... Hélas, Annie Le Brun n’a pas le temps de préciser ce qui se passe dans le fond, tout ce à quoi nous renonçons sans y prêter attention . Tout ce qui, dans ce crime « sans cadavre », nous appauvrit humainement.

Quand « le sujet devient objet sans cesser de se croire sujet ». D’une nouvelle « servitude volontaire » — Des pages saisissantes dans Ceci tuera cela d'Annie Le Brun & Juri Armanda sur la signification du selfie en ces temps où la lutte pour la visibilité prime sur toutes les autres perspectives. Avec le selfie, notent les auteurs, jamais encore l’image ne s’était montrée si manifestement l’instrument du capital » (p. 92). Or, vers quoi nous emportent ces milliards d’images plus dérisoires les unes que les autres ? » (p. 85). « Une chose est sûre, ajoutent-ils : il s’agit d’un nouveau mode d’expression et même du seul que la culture distributive ait jamais créé, celui de l’homme se photographiant lui-même, jusqu’à l’incontinence. On pourrait en rire, si ce n’était qu’à travers ces milliards d’images échangées entre des milliards d’individus, quelque chose est en train de se substituer à l’espace dans lequel nous sommes encore persuadés de vivre. » (p. 85). Les auteurs n’ont rien pour nous rassurer : là où « il n’y a pas représentation mais seulement monstration », l'image, « après avoir été, pendant des siècles, la grande pourvoyeuse de nouveauté, d’inconnu et de promesses encore informulées, [est en train de devenir] l’aveugle distributrice d’un excès de similarité, visages similaires, poses similaires et marques similaires. » (p. 90) C’est « la première image de l’Histoire qui n’est porteuse d’aucun secret, d’aucune image cachée et, ce faisant, d’aucune perspective. En est complètement absent l’enjeu émotionnel de la représentation qui fait justement vibrer l’autoportrait d’être toujours plus qu’un simple document sur soi-même. » (pp. 96-97) « Qui aurait pensé, questionnent les auteurs, que la pratique ridicule du selfie puisse porter ce coup fatal à la perspective, jusqu’à faire disparaître le point de fuite impliquant depuis toujours la relation de l’homme et de l’infini ? » C’est pourtant « à partir de cette continuelle réversibilité entre objet et sujet, que s’est constitué le nouvel ordre économico-social dont nous dépendons tous. Sa spécificité est de ne pas avoir d’opposant, puisque chacun y achète et consomme consciencieusement son propre contrôle. » (pp. 119-120) Les auteurs ajoutent, plus loin : « la similarité est d’une importance cruciale dans la société distributive. Il s’agit en fait du seul et unique principe de liaison dans l’espace d’Internet. Elle en est la force dominante qui assure la coexistence pacifique et la coopération de tous les médias, servant le même objectif d’une totale mercantilisation du monde. » (Ceci tuera cela, p. 187)

« Nos vies nous échappent de plus en plus » (Ceci tuera cela, p. 102) — Les auteurs s’avancent davantage, car ils évoquent un « programme d’extermination de l’imagination » (p. 106). Non qu’il s’agisse d’un complot, mais de « la violence de l’univers technologique, qui a le même pouvoir d’absorption de la réalité que celui d’absorption de la lumière par le Vantablack » (p. 102) : « vies sans contour nous délestant peu à peu de nous-mêmes pour justifier toutes les formes d’assistance électronique, toujours sous le même prétexte d’optimisation, nous poussant à être persuadés que, dans le fond, rien d’essentiel ne change. Pris entre la profondeur de ce que nous croyons encore être et le monde lisse, plat, binaire et sans négativité de la technique, nous ne savons plus qui nous sommes ni où nous sommes. »

Entre l’image et notre regard — « Comment ne pas supposer que les agressions et dégradations successives subies par l’image n’ont pas gravement affecté ce lien vital entre l’image et notre regard, même si tout cela s’est passé en silence dans le bruit de l’époque ? » (Ceci tuera cela, pp. 109-110) Jusque’à présent, précisent les auteurs, « rationnel ou irrationnel, froid ou bouleversé, fugitif ou aigu, c’est lui, ce regard que nous pensions libre, qui permettait à chacun de faire communiquer l’immensité du dehors avec celle du dedans pour ouvrir l’infini de son propre univers. Le monde pouvait être ce qu’il était, notre regard l’avait toujours sauvé, pour en faire surgir formes en instance, beautés imprévisibles, horizons éperdus, perspectives renversantes, aberrations optiques. » (p. 110) Mais aujourd’hui, tandis que se déploie en masse l’eye tracking et qu’il n’est plus « de regard qui ne soit contrôlé, le contrôle assurant la valeur du regard et la valeur du regard faisant du contrôle une intarissable source de bénéfices », que devient notre regard ? Que devient-il tandis qu’il devient outil du capital, voire « la plus précieuse des énergies renouvelables » ? Que peut-il en advenir face au « regard sans yeux de la technologie » (p. 123) soumise à « l’énergie essentiellement prédatrice du capital. » (Ceci tuera cela, p. 115) ?

Le monde suffocant de Facebook — « Étrange assemblée d’individus sans corps, écrivent les auteurs, réduits à leur regard mais dont le regard n’existe plus qu’à l’état de trace numérique. On ne peut concevoir plus radicale négation de l’ancien forum qui, des siècles durant, a matérialisé et symbolisé l’espace de la délibération, déterminant une théâtralité propre à révéler l’émergence de la parole singulière mais aussi ce qui se joue entre l’individu et la collectivité. À la place, nous ne disposons plus que de la surface lisse de l’écran, où le débat a disparu pour laisser libre cours à une succession de points de vue parallèles, aboutissant toujours au comptage des likes et des shares. Nous voici à l’ère du forum bidimensionnel, dont l’avènement et le succès toujours grandissant renvoient à une véritable dynamique de décervelage, qui ne s’en prend pas seulement à l’espace mais aussi au temps. » C’est Zuboff, à laquelle Le Brun & nous renvoient, qui donne plus concrètement à voir la nature du problème : « tout y est « conçu de manière à exploiter la tendance humaine à l’empathie, à l’appartenance, à l’approbation. Le système ajuste l’intensité de notre comportement avec les récompenses et les punitions de la pression sociale, aiguillonnant le cœur de l’homme vers la convergence, pour le plus grand profit commercial d’autres individus. C’est de ce point de vue que nous constatons que l’opération Facebook dans toute son ampleur est une immense expérience de modification des comportements conçue non seulement pour tester les capacités spécifiques de ses mécanismes d’ajustement – à l’œuvre dans ses « tests à grande échelle » – mais aussi pour réitérer ce type d’expérience sur la toile sociale et psychologique la plus vaste possible. […] Ce dont nous sommes ici témoins, c’est d’un engagement où l’on mise le tout sur le tout à socialiser et à normaliser le pouvoir instrumentarien pour le bien des revenus de surveillance. Pentland ne disait pas autre chose : ces boucles fermées sont imposées en dehors du champ de la politique et de la volonté individuelle. […] Ce sont les étapes préliminaires à la mort de l’individualité que Pentland préconise. De fait, cette mort engloutit des siècles d’individualité : 1) l’idéal politique des Lumières – l’individu comme dépositaire des obligations, de la dignité et des droits inaliénables ; 2) l’être humain individualisé du début du XXe siècle, que fait naître l’histoire et qui s’embarque, parce qu’il le doit, sur la route de Machado, destiné à créer « une vie bien à lui » dans un monde où les traditions reculent et où la complexité sociale s’accroît ; 3) enfin, l’individu psychologiquement autonome de la fin du XXe siècle, auquel ses ressources intérieures et sa capacité à rendre un jugement moral permettent d’affronter le défi de la construction de soi que lui lance l’histoire et d’agir comme rempart contre les déprédations du pouvoir. […] Les processus sociétaux post-politiques qui lient les éléments de la ruche reposent sur la comparaison et la pression sociales – ce qui leur permet de durer, de rester prédictifs et d’éliminer tout besoin de confiance. Les droits au temps futur, leur expression dans la volonté de vouloir et leur sanctuarisation sous forme de promesses sont emmenés dans la forteresse du capital de surveillance. Sur la base de cette expropriation, les ajusteurs resserrent leur étreinte et le système prospère. » (Le capitalisme de surveillance, pp. 623-624)

« Pour la première fois, notre futur est derrière nous » (Ceci tuera cela, p. 135) — « Notre temps nous est constamment dérobé. Car c’est tout à la fois le passé, le présent et l’avenir que le maillage algorithmique travaille à prendre dans ses filets. Pour ce faire, tous les moyens possibles semblent mobilisés, au gré d’une sophistication grandissante, allant des caméras qui prolifèrent dans l’espace public à celles désormais incorporées à la multiplicité des appareils que nous utilisons. À croire que rien ne peut plus exister en dehors de la rétrovision du tracking, dès lors que le regard, censé se projeter au-devant de nous, est constamment réquisitionné, pourrait-on dire, pour répondre à toutes les formes de suivi. Sans que nous nous en apercevions, nous habitons un monde où les traces sont déjà en train de remplacer l’horizon. » C’est ainsi que « la distribution [réduit] quiconque à sa seule existence de consommateur, et que « la technologie dissocie les êtres de leur histoire, pareillement à celle dont les images sont dépouillées de leur signification. » (p. 138) Il s’agirait là « d’une des plus graves agressions dont chacun est aujourd’hui victime, constamment dépouillé de son passé comme de son avenir pour devenir le prisonnier connecté d’un présent qui se referme de plus en plus sur lui. Un clic suffit pour que s’accomplisse le grand-œuvre de la distribution : le passé, le présent et l’avenir se dissolvant dans la transformation du client en marchandise. » (Ceci tuera cela, pp. 138-139)

De l’horizon (fermeture en cours) : « On en est arrivé à ce que le jeu des contraires, de quelque ordre que ce soit, vente-achat, producteur-acheteur, liberté-contrôle, sujet-objet, semble devoir y être réduit à rien. Ce sont même les fondements du monde en train de se mettre en place. Jamais encore l’argent n’avait ainsi pu exercer sa puissance nivelante pour reconfigurer l’existence. De même que le Vantablack, effaçant relief et profondeur, a le pouvoir d’éliminer la troisième dimension, de même c’est ici la dimension de l’altérité, sous toutes ses formes, qui est éliminée et avec elle les grands horizons de la négation. » (Ceci tuera cela, p. 157)

Du tracking pixel et de l’image vide (Ceci tuera cela, pp. 140-150) Il est plus difficile de suivre les auteurs lorsqu’il abordent la question du « tracking pixel » : « dès lors que nous avons laissé l’instance technologique archiver nos images et les distribuer en quantité incommensurable, dès lors que nous avons perdu toute mesure entre ce que nous produisons et ce que nous pouvons consommer, dès lors enfin que nous nous sommes laissé déposséder de toute relation naturelle entre l’image et notre regard, le résultat n’a pas tardé : nous nous sommes trouvés dotés en retour de ces images technologiques qui nous restent invisibles (p. 147) : « la notion abstraite d’image invisible, autour de laquelle la culture occidentale a spéculé tout au long de son histoire, est devenue réalité : celle d’une image sans corps régnant sur la culture numérique du XXIe siècle. » (p. 149). Les auteurs définissent ce moment comme celui de la « dépossession de notre regard » (p. 147) et « d’un contrôle hors de notre système de perception » (p. 149) : nous avons perdus « le contrôle de nos propres images à travers les images invisibles de notre contrôle. » (p. 147) « Une véritable première dans l’histoire de la censure, aussi ridicule que cela puisse paraître. » (Ceci tuera cela, p. 147)

« Regard sans imagination — « S’il y a une victime dans cette affaire, c’est bien l’imagination, sous toutes ces formes. C’est elle que le monstre traque, en tous lieux, en toutes circonstances, qu’il s’agisse de l’image, des mots, du regard… » (p. 186) « Le moins qu’on puisse dire est que l’affaire est des plus sinistres : ces manipulations de l’image pour éradiquer l’imagination du regard équivalent à un massacre inédit qui pourrait bien être une nouveauté déterminante du XXIème siècle. » (Ceci tuera cela, pp. 195-196) « Le fait est qu’à travers l’immense masse d’images, nous ne cherchons plus qu’à nous reconnaître. La pression de la similarité est si grande que nous nous accoutumons à ce que l’imagination soit devenue complètement absente de nos vies. »

Une « formidable guerre du nombre contre le sens » (p. 165) — Autre inquiétude : quel l’échange possible entre image et mot — qui « détermine autant notre pensée que notre rapport au monde » — quand les mots de l’image (hashtags notamment) ne sont destinés qu’à assurer sa plus grande visibilité — et, partant, de profit ? Quelles conséquences « de cette dérégulation majeure entre le mot et l’image qui, insistent les auteurs, nous démunit aussi bien sensiblement qu’intellectuellement » ? (p. 173) « Alors que la culture de la reproductibilité s’employait à diffuser le sens de l’image, la culture distributive ne lutte que pour son plus de visibilité. Et on ne peut qu’être impressionné par ce nouveau triomphe du monstre, qui dévaste systématiquement les territoires où l’image et le mot se retrouvaient, pour les reconvertir en haut lieu du populisme technologique. » (Ceci tuera cela, pp. 170-171). Impressionné et inquiet.

« L’actuelle gestion du monde par la technologie se confond avec une négation du corps, qui va jusqu’à l’effacement de sa dimension biologique. » (p. 225). Donc « inutile de continuer à se faire des illusions, voilà longtemps que tout se joue entre nos yeux et nos doigts, l’écran de l’ordinateur ayant pour fonction de les relier et d’effacer en même temps le souvenir de notre corps. Qu’il s’agisse de la réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, il est évident que le corps constitue l’ultime obstacle à la dématérialisation généralisée qui va de pair avec la visée d’une complète numérisation de notre vie. » (Ceci tuera cela, pp. 224-225)

De « l’irrépressible impression d’ennui, et même souvent de « déjà vu », dont s’accompagne depuis déjà longtemps la diffusion d’images, quelles qu’elles soient » (pp. 252-253). « Et comment pourrait-il en être autrement ? Omniprésente, insistante, envahissante, paradoxalement l’image nous fait défaut. Ce qu’elle est devenue nous trahit. Ainsi en va-t-il aujourd’hui de toutes les images, tableaux, photographies, vidéos ou films, dont nous attendons toujours le grand vent du large. Auraient-elles encore l’air de venir d’ailleurs, en porteraient-elles certains signes ostentatoires, elles sont assujetties à un esthétisme, qui ne leur permet que des changements de livrées. Impossible de nous en souvenir car il les faut innombrables pour faire illusion et cacher le plus triste : délestées de toute profondeur, il n’est plus d’images qui ne renvoient au lifestyle que le marché veut nous faire adopter. De plus en plus objets d’une esthétisation neutralisante, mondes extérieurs et mondes intérieurs se retrouvent alors compressés dans des images captives mais habilitées à formater de leur confusion notre futur de consommateurs en même temps que sa fatalité distributive. » (Ceci tuera cela, p. 253)

De l’ennui à l’indifférence… — « Nous avions vu deux tours jumelles soufflées comme des pissenlits, nous avions vu des drones traquer des hommes et d’autres hommes brandir leurs têtes décollées, nous avions vu des êtres se noyer dans le bleu de l’eau, nous avions vu sur une plage la silhouette échouée d’un petit garçon mouillé, nous avions vu des chèvres dupliquées et des vaches folles, nous avions vu des abattoirs mettre en bouillie des corps, nous avions vu des hommes laisser pour mortes des bêtes vivantes, et inversement, nous avions vu des vagues immenses liquider le monde, nous avions vu des femmes lynchées pour des baisers, nous avions vu du sang pulvérisé dans une salle de réunion, dans une salle de spectacle, dans un supermarché, à des terrasses de café, nous avions vu s’embraser une cathédrale, nous avions vu en boucle les images de notre monde déflagré. Nous avions vu tant de choses, nous pensions avoir tout vu. Nos yeux étaient habitués, comme désabusés. Tout était désormais recevable. Nous avions cessé d’être impressionnables. Nous étions hagards, médusés. Nous avions exténué notre stupéfaction. L’extraordinaire avait poudroyé sur nos écrans. Il était devenu notre quotidien, notre affaire. Nous en avions réclamé plus : des bandeaux défilants, des alertes enlèvement et de l’ivresse sans flacon, des destitutions et des déloyautés, des scandales et des saloperies, des carnages, des tueries et un peu de barbarie. Nous avions appris à aimer les flux, les fluides et les feux, tout ce qui électrisait l’œil et galvanisait le cœur. La vie stroboscopique était belle. Nous redoutions moins le réchauffement climatique que la surchauffe, que le climax, quand brûlent les ampoules et que disjoncte le système central. Quand la nuit rouée succède aux passions épileptiques. Jusque-là nous avions tenu. » (Colin Lemoine, NRF n°648)

Vers « un avenir muet, qu’aucun horizon ne parvient à dessiner » ? (Patrick Kéchichian, NRF n°648) — De la nécessité de « tenir compte du double jeu assumé par l’image dans la culture distributive. À la fois source de profit et moyen de contrôle, l’image y est en effet soumise aux tâches les plus contradictoires. Visant d’un côté à toujours plus de visibilité jusqu’à se faire virale, d’un autre côté elle se laisse réduire à sa plus simple expression, jusqu’à atteindre l’invisibilité à travers le tracking pixel. Image de rien prête à tout, voilà ce qu’est devenue celle grâce à laquelle, des siècles durant, nous avions pu nous reconnaître dans de bouleversants lointains. Voilà que cette porte si longtemps ouverte à tous les vents de l’éventuel n’en finit pas de se refermer sur la redondance d’un présent, qui plus est « présentiel » par intermittence. » (Ceci tuera cela, p. 248) Est-ce à dire que, face à « l’omniprésence du monstre », face au « principe algorithmique de similarité qui, dans la culture de la distribution, règne absolument sur le monde des images et contribue secrètement à modifier notre conception du monde » (p. 193), ne subsiste aucune porte de sortie ? Les auteurs n’en perçoivent pas, résolus à constater « la réussite de notre colonisation par le capital qui a définitivement investi notre regard, depuis que l’image est devenue tout à la fois son arme et sa créature » (p. 256) « Le temps est fini de croire que la fiction est la plus simple façon de passer de l’autre côté du miroir. Il n’y a plus d’autre côté. » (p. 258) « Tout s’efface devant l’alliance surveillance-profit, aussi imperceptiblement que s’effacent les différences entre régimes démocratiques et totalitaires » (p. 262) « Le contrôle de masse est devenu notre réalité et la seule question est désormais de savoir qui sera le propriétaire de notre avenir », « qui sera le maître de nos images » (p. 263) La conclusion est donc sans appel : force serait de constater « notre impuissance collective devant l’exigence de visibilité qui gouverne désormais nos vies et à laquelle nous sommes bien incapables d’opposer quoi que ce soit, quand bien même cette pression de la visibilité s’exercerait directement contre les valeurs et idéaux que nous tenons pour fondateurs de la vie sociale. » (p. 221) « Après trente ans d’expansion numérique mondiale, même si nous nous comportons comme s’il n’en était rien, personne ne peut vraiment ignorer que nous vivons une époque où contrôle total, domination et profits sont imbriqués de façon inattendue. Après quelques timides tentatives de résistance juridique particulièrement inefficaces, nous avons admis et accepté sans luttes réelles de devenir objets d’une surveillance permanente plus ou moins légalement exercée dans l’empire des big data, parvenant à faire fusionner comme jamais encore pouvoir et profit incontrôlés. » (pp. 265-266) « La pression est si forte que rarissimes sont ceux encore capables d’y résister. Et surtout de reconnaître qu’il s’agit du piège intellectuel que dictature de la visibilité et « nouveau savoir » réunis tendent à toute pensée qui se prétend émancipatrice. C’est le plus ou moins de liberté vive dont celle-ci serait porteuse qu’il faut neutraliser, pour que rien ne vienne perturber l’ordre des algorithmes en train de formater toute façon de penser, à travers la compression des images, induisant celle des mots et des idées. Il n’est pas de place pour le surgissement de ce qui est autre. » (Ceci tuera cela, pp. 204-205) « Depuis l’enfance, explique Annie Le Brun dans Le Monde, [l’image] est pour moi ouverture d’horizon, comme chez Dürer. Le trop d’images actuel nous ­enferme au contraire dans ses quantités exponentielles. L’image ne montre plus, elle se montre. » (Le Monde, 13 mars 2021) Or, la « totale instrumentalisation de l’image par la technique et le capital réunis, c’est-à-dire sa définitive réduction au nombre » et au « principe algorithmique de similarité », génère une image sans imagination. (Le Monde, 13 mars 2021) Conséquence implacable : « inutile de continuer à s’interroger sur la disparition de l’utopie. Dans la programmation de l’avenir à vendre qui dicte aujourd’hui les plus signifiantes orientations du marché, la dimension humaine n’importe nullement. Seules comptent les traces numériques de nos regards – traces limitées par définition, puisque leur trajectoire a toujours un début et une fin qui interdisent toute échappée utopique. Quel horizon pourrait se dégager, quand l’image n’existe plus qu’en fonction de la multitude compressée des regards qui lui donnent vie ? » (Ceci tuera cela, p. 140)

Quid, dès lors, des « images dialectiques, comme eût dit Walter Benjamin : des images pour suspendre toute univocité » ? (Georges Didi-Huberman, Aperçues) Et quelle solution ? « Shut your eyes and see », comme proposait James Joyce ? — « Fermer les yeux pour voir ? Fermer les yeux pour que devant – ou dedans – nos yeux, il n'y ait jamais une seule image, même mue par la logique de son histoire, mais un million d'images associées, mêlées, se « cognant la tronche » les unes contre les autres. » (Didi-Huberman, Aperçues, 3 novembre 2012)

Plus sérieusement : « Si nous ne parvenons pas aujourd’hui à détourner le cours des événements, nous léguerons aux générations futures un écrasant chantier. Le capitalisme industriel n’a dominé la nature que pour infliger aux générations qui lui ont succédé le fardeau d’une planète embrasée. Ajouterons-nous à ce poids colossal celui de l’invasion et de la conquête de la nature humaine par le capitalisme de surveillance ? Resterons-nous les bras croisés tandis qu’il impose subtilement la vie de la ruche tout en confisquant notre sanctuaire et notre droit au temps futur au nom de sa richesse et de sa puissance ? Paradiso parle d’une révolution. Pentland nous annonce la mort de l’individualité. Nadella et Schmidt prônent l’esprit de ruche automatique comme modèle, avec sa convergence coercitive et ses harmonies préventives. Page et Zuckerberg voient dans la transformation de la société un moyen d’atteindre leur but commercial. Quelques voix discordantes s’élèvent parmi nous, c’est indéniable : mais la déclaration d’une vie sans murs n’a jusqu’ici pas entraîné de désaffection générale. Ce qui s’explique en partie par notre dépendance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore apprécié dans toute son étendue, dans toute sa profondeur, ce que les architectes nous préparent. Encore moins les conséquences de cette « révolution ». » (Le capitalisme de surveillance, pp. 652-653)

Quand le refuge devient « tout bonnement impossible ». « À la toute fin du drame existentialiste de Sartre, Huis clos, Garcin en arrive à son constat célèbre : « L’enfer, c’est les autres. » Rien de misanthrope ici : il s’agit plutôt de reconnaître que l’équilibre moi-autre ne peut être réellement atteint tant que les « autres » vous « regardent » en permanence. Erving Goffman, autre psychologue social de la moitié du XXe siècle, s’est emparé de ces thèmes dans son immortel La Présentation de soi. Il y développe le concept de « coulisse », région dans laquelle le moi se réfugie pour se garder des exigences performatives de la vie sociale. Ce langage des coulisses et de la scène, alimenté par l’observation du milieu du théâtre, est devenu la métaphore d’un besoin universel de refuge en un lieu où nous pouvons « être nous-mêmes ». Les coulisses sont le lieu où « l’impression entretenue par la performance est contredite en connaissance de cause » avec « ses illusions et ses ressentis ». Le téléphone et autres appareils du même acabit sont « mis sous séquestre » pour un usage « privé ». La conversation est « détendue », « confiante ». En coulisse, des « secrets vitaux » peuvent être visibles. Goffman remarqua également ceci : dans le travail comme dans la vie privée, « le contrôle des coulisses » permet aux individus de « faire tampon vis-à-vis des exigences déterministes de leur environnement ». En coulisse, le langage adopte la réciprocité, la familiarité, l’intimité, l’humour. Il offre l’isolement où l’on peut s’abandonner au visage « non contraint » du sommeil, de la défécation, du sexe – « on siffle, on mâche, on grignote, on rote, on pète ». Et plus que tout cela, peut-être, c’est le lieu de la « régression » possible, où il n’est plus nécessaire de se montrer « gentil » : « Le signe le plus sûr de la solidarité des coulisses, c’est lorsqu’on sent qu’on peut se laisser aller sans danger à un accès asocial d’irritabilité silencieuse et morose. » En l’absence d’un tel refuge où le « vrai » moi peut incuber et croître, l’idée sartrienne de l’enfer commence à prendre tout son sens. » (Le capitalisme de surveillance, pp. 625-626).

« Les égorgeurs de nos sanctuaires passent à l’attaque » — « Mais qu’avez-vous donc à cacher ? » Comme nous l’avons vu, cependant, les défis développementaux essentiels de l’équilibre moi-autre ne peuvent faire l’objet d’une négociation adéquate si nous ne disposons pas d’un sanctuaire d’espace et de temps « déconnectés » : pour la maturation de notre conscience intérieure, pour que puisse exister une réflexivité – la réflexion sur soi et par soi. La véritable vérité psychologique est celle-ci : Si vous n’avez rien à cacher, vous n’êtes rien. Une étude empirique le démontre. Dans son Psychological Functions of Privacy, Darhl Pedersen définit la vie privée comme « un processus de contrôle des frontières » qui invoque le droit de décider associé à « la restriction et à la recherche des interactions ». Pedersen identifie six catégories de comportements de vie privée : la solitude, l’isolement, l’anonymat, le retrait, les relations intimes avec les amis, les relations intimes avec la famille. Son étude montre que ces comportements divers constituent un trésor de « fonctions intimes » psychologiques complexes, de la plus grande importance pour la santé psychologique et la réussite du développement de l’individu : la contemplation, l’autonomie, la régénération, la confiance, la liberté, la créativité, la guérison, la catharsis et la dissimulation. Nous ne pouvons pas prospérer sans ces expériences, ni contribuer utilement à nos familles, à nos communautés, à la société. » (Le capitalisme de surveillance, p. 636)

Dans ces conditions, « comment retenir de la vie éveillée ce qui mérite d’en être retenu, ne serait-ce que pour ne pas démériter de ce qu’il y a de meilleur dans cette vie même ? » (Breton, Les vases communicants, II, 104) Dans la livraison du moi de mai 2021 de la NRF, cette question complémentaire : « Quel est, pour toi, le point de jonction, de rencontre ou de coïncidence, entre notre histoire privée, celle de nos travers, de nos manquements, et la situation actuelle, à l’extérieur, de l’autre côté de ces murs, de ces fenêtres ? » — « Sonné, je tentai de balbutier une réponse, au moins à ta dernière question, la seule qui pût en appeler une, les autres exprimant à n’en pas douter ton jugement définitif, sans appel. J’évoquai donc, en mots prudents, le malaise du temps présent, la crainte, la mise à distance systématique d’autrui, l’avenir qui se rétracte dans une économie qui flageole, une société qui se délite... Et tous ces gens qui s’accoutument à mal parler et à mal penser... J’avançai que le temps n’était plus au retrait en soi, que le dehors était en train de prendre le pouvoir sur la risible citadelle de notre moi, que mon radeau de survie, et pas seulement le mien, allait à la dérive sur la plus haute mer... Puis, après un temps de silence lourd de chagrin, j’évoquai, à un niveau plus intime, cette mélancolie qui, l’âge avançant, ravage ou au moins oblitère mes jours, mes heures, chacune de mes heures. Cette humeur noire, soutins-je pour tenter de répondre à ta perplexité, ne m’enferme pas en moi-même, mais, à la lumière d’un paradoxe que j’aurais du mal à définir, elle me pousse hors de moi, impuissant, en larmes, et malgré tout cherchant un réconfort, une possibilité de vivre. Oui, nous sommes pleins de choses qui nous jettent dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous... »

Hors de nous ? Mais quels sont encore les territoires « hors de nous » que le capital n’a pas dévasté à son profit ? — « Comme le remarquait Eric Schmidt (de Google) en 2010 : « Vous nous donnez plus d’infos sur vous et vos amis et nous pouvons de ce fait améliorer la qualité de nos recherches. Nous n’avons pas besoin du tout de vous catégoriser. Nous savons où vous êtes. Nous savons où vous êtes allés. Nous pouvons plus ou moins savoir ce que vous pensez. » Satya Nadella de Microsoft estime indexables et recherchables tous les lieux matériels et institutionnels, tous les individus, toutes les relations sociales. Tous éléments pouvant être soumis aux opérations de l’intelligence artificielle : raisonnement, reconnaissance des modèles, prédiction, prévention, interruption, modification. » (pp. 660-661) « Plus stupéfiant encore, le fait que le capital de surveillance provient de la dépossession de l’expérience humaine, rendue opérationnelle par ses programmes de restitution, omniprésents, unilatéraux : nos vies sont épluchées et monnayées pour financer leur liberté et notre soumission, leur savoir et notre ignorance de ce qu’ils savent. » (Le capitalisme de surveillance, p. 661)

Nul n’échappe — « Les chercheurs néerlandais font le même constat : la législation de leur pays est impuissante à rattraper Big Other ; elle ne peut plus imposer efficacement la sacralisation du chez-soi vis-à-vis de l’action intrusive des entreprises privées et de l’État. « Les murs ne protègent plus efficacement les individus de ce qui se passe à l’extérieur lorsqu’ils cherchent […] à vivre sans intrusion. » (pp. 638-639) « Nul n’échappe » : c’est la condition nécessaire qui permet à Big Other de prospérer – et sa prospérité est la condition nécessaire pour tout ce qui est censé suivre : les vagues de surplus comportemental et leur transformation en revenu, la certitude que rencontrera chaque acteur du marché dont les résultats sont garantis, le contournement de la confiance en faveur de l’indifférence radicale du décontrat, le paradis de la connexion sans effort qui exploite les besoins des individus harassés de la deuxième modernité et qui transforme leur existence en moyens pour d’autres qu’eux d’atteindre leurs buts, le pillage du moi, la fin du jugement moral autonome pour le bien d’un contrôle sans heurts, la mise en œuvre et la modification qui vide tranquillement de ses forces la volonté de vouloir, la confiscation de votre voix à la première personne pour servir les intentions d’autres que vous, la destruction des relations sociales et de la politique des idéaux – vieux, lents, inaboutis – de citoyens maîtres d’eux-mêmes attachés à l’autorité légitime de la gouvernance démocratique. » (Le capitalisme de surveillance, p. 648)

Pierre Bergounioux, dans ses notes de 2001 : « Je mesure, une fois encore, le décalage incroyable que dix ans la collègue en question a quarante et un ans - ont introduit dans les manières de sentir et de voir, de dire, de vouloir. Cette génération, à laquelle appartenaient mes premiers élèves, me semble étrangement prosaïque, platement positive, comme si la fermeture de la perspective d’un changement politique radical, avec ce qu’elle supposait d’attention au monde extérieur, de largeur de vues, d’énergie, s’était répercutée jusque dans les derniers replis des cerveaux et des cœurs. C’est une humanité terre à terre qui nous talonne, sans principes généraux, sans aspirations qu’étroites, mi-professionnelles, mi-familiales, et rien au-delà. J’ose à peine imaginer ce que sera la troisième génération. Mais j’aurai quitté la scène lorsqu’elle fera son entrée. » (t. III, 19)

Faut-il se contenter de « l’espace des fragments (de pensée, de sensation, de perception) : c’est le seul espace où tu es chez toi », dit Laurent Margantin (cité dans un Flotoir). Faut-il se contenter « pencher la tête vers le sol » pour « ne plus voir que ce qui jonche les trottoirs balayés par le vent et la pluie » ? C’est-à-dire cet « autre monde qui surgit, monde purement horizontal où l’on trouve des plumes d’oiseau, des feuilles d’arbre et quantité d’autres déchets végétaux, des dessins à la craie faits par des enfants, dessins à moitié effacés dont il faut essayer de recomposer la trame, des fleurs flétries et des fruits pourris tombés des arbres – tout ce que l’homme obnubilé par la vie commerciale verticale ne voit pas, tout ce qui gît à ses pieds, choses souvent informes » — « ce qui est sans prix et sans valeur » (Laurent Margantin). Mais nous pouvons faire plus encore, note avec espérance Daniel Payot dans un entretien autour de son livre Retours d’écho : « J’aime bien l’image, présente chez Walter Benjamin ou, plus récemment, chez Didi-Huberman ou chez Alexander Kluge, de la pensée, de l’art et de l’écriture comme fouilles archéologiques. On est dans un réel qui de plusieurs manières convergentes est opprimant, trop plein, trop compact, trop unidimensionnel, et qui est le site unique de nos existences : nous n’en avons pas d’autre. Ce serait désespérant, si nous n’avions pas le recours du creusement. Nous pouvons ouvrir ce réel, pratiquer en lui des trous, des excavations, des galeries et découvrir ce qui se tenait caché, recouvert, sous les sédiments. Ce travail d’exhumation avait chez Benjamin, et il continue d’avoir chez les autres auteurs cités, une connotation politique. Ce sont des paroles tues, des désirs opprimés, des existences dominées, des vies de vaincus qu’il est possible d’exhumer, comme pour donner enfin la parole à celles et ceux que l’histoire avait condamné-e-s au silence. Dans les failles dorment des pépites d’espérance. Quelles que soient les matières et les méthodes, les expériences artistiques, poétiques, historiques ou philosophiques peuvent trouver leur motivation dans la beauté et la justice d’un geste qui est celui d’une certaine lecture de la réalité : plutôt que de la laisser être ce qu’elle est, aller chercher en elle ce qu’elle s’ingéniait à dissimuler. » Autrement dit, « cette capacité d’émerveillement, cette curiosité émerveillée, émerveillante, à émerveiller » (Florence Trocmé).

Cette question troublante : « Comment lire un livre quand l’imagination n’est plus à l’horizon ou plus exactement quand, faute d’imagination, l’horizon a disparu ? » Difficile de suivre les auteurs sur ce point. Ne peut-il nous rester le pouvoir de « transformer des masses et des énergies en qualités [...], faire surgir un flot de représentations, et, au sein de celui-ci, enjamber des ravins, des ruptures, des discontinuités, sauter du coq à l’âne et de midi à quatorze heures » ? (Castoriadis cité par Didi-Huberman) Et que dire du pouvoir d’écrire, de décrire, de « se frayer quotidiennement un chemin vers les angles étincelants de la vie » ? (Peter Handke, cité par Laurent Margantin. Cité par Florence Trocmé dans un de ses Flotoirs). « Ce serait désespérant, si nous n’avions pas le recours du creusement. »

Perlaboration. « Toute la question, note Georges Didi-Huberman, est de savoir, non pas tant ce que l’on cherche, mais plutôt comment on le cherche. Façon de mettre en lumière la dialectique entre ce qui, dans un travail donné, met en jeu l’obtention du résultat et ce qui met en œuvre sa suspension même, son désir, dans le processus inhérent au travail. » Je me reconnais pleinement dans cette approche "traversière", car, dans le fond, n'a-t-on jamais véritablement découvert et compris que par surprise, en empruntant des voies imprévues et bien souvent imprévisibles ? Georges Didi-Huberman évoque à ce propos Louis Marin, que je ne connaissais pas, qui avait commencé ses Lectures traversières en écrivant qu’« il faudrait pratiquer le texte comme le promeneur pratique habituellement la rue Traversière (12e) en empruntant d’un pas vif une section de son parcours sans y flâner par curiosité ni s’y attarder par intérêt. Simplement pour passer au plus vite à d’autres lieux ou ouvrir plus aisément d’autres espaces ». Georges Didi-Huberman le dit avec ses propres mots : « Travailler aux travers – il faut l’écrire au pluriel puisque les voies de travers sont, par définition, innombrables – ne consiste donc pas à ouvrir de grandes percées toutes droites dans la forêt vierge du non-savoir, ce qui supposerait de détruire les obstacles, de couper les lianes à la machette, de faire place nette des arbres et de leurs racines mêmes, qui sont toujours encombrantes bien qu’invisibles d’abord. Cela suppose de marcher dans la jungle humide de l’immanence, d’accepter la persistance des obstacles, de buter sur les racines et de sentir les lianes passer sur notre visage. C’est vouloir respecter la complexité, voire le désordre du monde. C’est renoncer d’abord à démêler, à trancher trop brutalement dans les problèmes. » Le désordre du monde, mais également ses désordres intérieurs, ajoute-t-il, à la suite de Freud à qui il emprunte le terme de « perlaboration » (« durcharbeitung ») : « travailler aux travers serait donc tout autre chose que papillonner, se dissiper dans la simple cueillette du divers : ce serait travailler à penser avec les travers qui nous hantent, nous traversent et défient notre pensée ».

De l’idéalisme, cette « croyance illusoire » : à propos de Bruno Bauer (saint Bruno), dans L’idéologie allemande, Marx et Engels écrivaient : « nous n’entrerons évidemment pas plus avant dans le détail de ses considérations copiées sur Hegel. Nous nous bornerons à réunir quelques phrases qui montrent la confiance inébranlables qu’il a en la vertu des philosophes et à quel point il partage leur croyance illusoire qu’une modification de la conscience et une orientation nouvelle dans l’interprétation des rapports existants pourraient entrainer un bouleversement révolutionnaire du monde entier, tel qu’il a existé jusqu’ici » (p. 85) ; Bruno Bauer « ne saurait se priver de la gloire de faire dépendre les rapports réels des individus de l’interprétation philosophique qu’on donne de ces rapports » (Paris, Editions sociales, 1976, p. 86).

« Les hommes produisent leur histoire, mais ils ne la produisent pas n’importe comment, ils la produisent sur la base de leur production sociale, c’est-à-dire d’un acquis, d’une continuité contradictoire. L’humanité rencontre ainsi à chaque stade un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport historique des hommes avec la nature et entre eux, qui sont transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces productives, de capitaux, de circonstances qui, d’une part est modifiée par la nouvelle génération, mais qui d’autre part lui assigne ses conditions propres d’existence et lui donne un développement déterminé, un caractère spécial. Tel est le fondement réel de l’histoire, ce qui lui donne une essence objectivement dialectique. C’est pourquoi, comme dit Marx, les hommes ne font pas leur histoire librement « dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données, léguées par la tradition », dont l’essentiel est la puissance productive » [Jean-Marie, Bröhm, préface de Jakubowsky, F., Superstructures idéologique et conception matérialiste, 1971].

Le fondement réel de l’histoire, selon Marx : « Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez de certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile, et vous aurez tel État politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. (...) : Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas libres arbitres de leurs forces productives - qui sont la base de toute leur histoire - car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est la production de la génération antérieure. (...) Les hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais cela ne vient pas à dire qu’ils ne renoncent jamais à la forme sociale, dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privé du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (...) Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production, et avec leur mode de production, ils changent tous les rapports économiques qui n’ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé.» [Karl Marx, Lettre à Paul Annenkov, 26 décembre 1846]

La réactivation du dit « conflit israélo-palestinien » me fait revenir à mes notes de lecture de Comment j’ai cessé d’être juif. Un regard israélien de Shlomo Sand. D’emblée, il note que l’Etat d’Israël, État dit « juif », rejette « le principe d’une nationalité israélienne civile pour n’admettre qu’une nationalité juive ». Si bien que « 25 % des citoyens israéliens, dont 20 % d’origine arabe, ne sont pas définis comme juifs d’après la loi » et sont « exclus du corps civique dans l’intérêt duquel l’État a vocation à exister. » Il note en outre que, dans ce pays, règne « la conception des juifs comme peuple-race », « porteurs de traits de caractère ou de cellules cérébrales particulières et héréditaires qui les distingueraient de tous les autres humains ». Une conception, autrement dit, d’après laquelle « la judéité est perçue comme une essence immuable et monolithique, qui ne saurait être modifiée », une « essence éternelle, inhérente à sa personnalité spécifique et mystérieuse ». Or, bien sûr, comme le fait remarquer Sand, cette conception d’une identité juive essentialiste ne peut guère qu’« encourager chez beaucoup, tant en Israël qu’à l’extérieur, la perpétuation de positions ethnocentristes et racistes » lourdes de conséquences. Il précise : « Plus on creuse la question, plus on reconnaît qu’il n’existe pas de bagage culturel juif autre que religieux. ». C’est ainsi que « pour justifier la colonisation en Palestine, le sionisme a invoqué la Bible, présentée comme un titre de propriété juridique sur la terre. Il a ensuite dessiné le passé des multiples communautés juives, non pas comme des fresques de groupes convertis au judaïsme en Asie, en Europe et en Afrique, mais comme l’histoire linéaire d’un peuple-race, prétendument exilé par la force de sa terre natale et qui, durant deux mille ans, a aspiré à y revenir. Le sionisme laïc a profondément intériorisé le mythe religieux de la descendance d’Abraham et la légende chrétienne du peuple maudit et errant, que ses péchés ont conduit à l’exil. À partir de ces deux matrices, il est parvenu à façonner l’image d’une ethnie dont le caractère manifestement fictif (il suffit pour s’en convaincre d’observer la diversité d’apparence des Israéliens) n’a nullement entravé l’efficacité. ». L’un des résultats est que l’Etat d’Israël est « l’une des sociétés les plus racistes du monde occidental. Le racisme est bien sûr omniprésent, mais en Israël on le trouve dans l’esprit des lois, on l’enseigne dans les écoles, il est diffusé dans les médias ». Comment pourrait-il en être autrement « si, au nom d’une tradition religieuse, on empêche des jeunes de se rapprocher et de s’aimer, si la fidélité et le respect des croyances, ou les craintes des parents, incitent à rejeter et à dévaloriser l’autre, jugé différent de soi » ?

Sans transition : l’arbre est indéniablement un organisme sensible, communiquant avec les autres et faisant preuve d’adaptabilité. Quelques extraits d’un article de Reporter à ce propos : « Les plantes sont des êtres pleins de tact, bougeant tout le temps, mais à leur rythme, plus calme que le nôtre. » (Bruno Moulia, directeur du laboratoire Physique et physiologie intégratives de l’arbre en environnement fluctuant (Piaf) à l’université de Clermont Auvergne) / « On sait ainsi que les arbres communiquent entre eux par les airs et par le sol pour se nourrir ou se défendre, qu’ils envoient des signaux d’alerte à leurs congénères grâce à des courants électriques ou des substances chimiques, qu’ils s’échangent aussi des minéraux, de l’eau, de l’azote, du phosphore. Ils ressentent le monde extérieur, ils se situent dans l’espace, ils délimitent le soi et le non-soi. Les arbres font preuve de « mémoire », ou du moins de capacité d’apprentissage et de « calcul ». Une forme d’ « intelligence » leur est désormais accordée. On peut la définir comme l’ensemble des processus qui permettent de s’adapter à des situations nouvelles et de résoudre des problèmes. » / « Il semble avéré que l’arbre est un « être social », comme l’écrit le forestier Peter Wohlleben dans son best-seller La vie secrète des arbres. » / « Plus récemment, les scientifiques se sont rendu compte que les informations entre les arbres pouvaient aussi circuler dans le sol grâce à une association symbiotique entre les racines et les mycorhizes, des champignons microscopiques. Sous terre, l’activité est intense. Dans une cuillère à café de sol forestier, des chercheurs ont trouvé plusieurs kilomètres d’hyphes, des filaments de champignons extrêmement longs qui tissent comme un réseau filaire et connectent les arbres entre eux. » / « Dans un article publié dans la revue Science, en 2016, des membres de l’université de Bâle (Suisse) ont ainsi montré que des épicéas, des hêtres, des pins et des mélèzes utilisaient ces « routes souterraines » pour envoyer à d’autres arbres du dioxyde de carbone (CO2) essentiel pour la photosynthèse. » + « la proprioception » — autrement dit le fait de percevoir son propre corps dans l’espace. Cette étude révèle la présence, chez l’arbre, d’une certaine « conscience de soi » / L’enjeu soulevé est colossal, les questions induites vertigineuses. L’arbre n’ayant pas de cerveau, où stocke-t-il donc ces informations ? Pour l’instant, il n’existe que des hypothèses / Les recherches sont loin d’être achevées. Quoi qu’il en soit, elles ont déjà des conséquences très concrètes, en terme éthique et philosophique. Reconnaître l’arbre comme sensible, c’est le positionner comme sujet et lui redonner sa juste place dans le concert des vivants. À nous, comme l’écrit le philosophe-pisteur Baptiste Morizot, de trouver alors les bons « égards ajustés » dans notre relation à l’arbre, pour « mettre fin à la guerre contre une nature considérée comme déficiente ou hostile. »

« Rendre visible serait toujours en même temps objecter à un certain état des choses, quand les choses sont seulement « en l'état », c'est-à-dire pas assez étranges pour être vues et interrogées. » (Georges Didi-Huberman, Aperçues, 17 décembre 2011)