Pour celui qui contemple aujourd'hui le monceau de ruines de ce qui fut autrefois la civilisation capitaliste européenne, la bourgeoisie n'a d'autre explication que la "barbarie teutonne". Mais les vainqueurs "démocratiques" eux-mêmes, dans la pratique, n'ont pu montrer par un seul exemple la différence entre leurs méthodes et celles du 3ème Reich. La plus grande "émulation" règne parmi tous les Etats-majors et tous les Gouvernements pour, à chaque coup d'en face, non seulement rattraper, mais dépasser la barbarie de l'adversaire.

Aux "V1" répondirent les "tremblements de terre" et le "liquide brûlant" alliés, la destruction de villes européennes par l'aviation allemande fut suivie de la destruction totale des villes allemandes, à la terreur de la Gestapo dans les pays occupés (et en Allemagne) a succédé la terreur alliée en Allemagne (avec le concours des nazis !) et dans les pays "libérés" : répression et terreur blanche en Grèce.

Et si Hitler, conformément aux intérêts des capitalistes allemands, en découpant l'Europe avait dépassé même les folies du traité de Versailles, la victoire de la coalition "démocratique" a livré l'Europe au chaos : d'après M. Grew, secrétaire d'Etat américain, plus de 30 questions territoriales en Europe réclament un examen "approfondi" avant qu'une solution puisse intervenir ; et une seule d'entre elles, celle de Trieste, a déjà provoqué une tension armée entre Tito (c'est-à-dire l'URSS) et les Anglo-américains...

Le capitalisme pourrissant a consommé la ruine du Continent. Le niveau de vie des masses est descendu (tant que le capitalisme subsistera) à un niveau misérable, l'Etat capitaliste s'est définitivement émancipé de tout contrôle parlementaire pour ne plus sortir du régime d'oppression militaire et policière, la ville et la campagne s'éloignent de plus en plus l'une de l'autre, la culture et les mœurs sont complètement perverties ; voilà la barbarie, malgré une technique de plus en plus élevée.

Mais le recul historique de l'Europe n'est que la préface du recul du monde entier.

Smuts, Stettinius, et d'autres politiques bourgeois alliés ont reconnu "qu'une troisième guerre mondiale provoquerait la ruine des Etats-Unis eux-mêmes", c'est-à-dire du niveau de vie des masses.

Or, de cette troisième guerre mondiale il ne faut pas parler au futur, mais dans le présent, car le monde, en premier lieu les Etats-Unis (dont les capitalistes ont besoin de l'hégémonie mondiale), ne sortira plus jamais de la guerre. Nulle part il n'est question d'un arrêt des fabrications de guerre : les Etats-Unis ont déjà dépensé 275 milliards de dollars pour cette guerre, c'est-à-dire dix fois plus que dans celle de 14-18. Le 7ème emprunt de guerre vient d'être lancé. Même le pays le plus riche du monde est en voie de se ruiner.

La bourgeoisie, fossoyeur de la civilisation.

Au moment même où la guerre était sur le point d'éclater, les hommes d'état capitalistes "essayaient" encore d'ajourner le conflit. Car ils éprouvaient des craintes quant aux conséquences de cette guerre, non pas tant en ce qui concerne la ruine de la société, qu'ils prévoyaient, mais en ce qui concerne le sort de la domination de leur classe.

Le 25-8-1939, dans une entrevue entre Hitler et l'Ambassadeur français en Allemagne, ce dernier répondit aux inquiétudes de Hitler au sujet d'une guerre franco-allemande : "...si le sang français et le sang allemand doivent couler, il n'y aurait pas à payer que cet impôt de sang si fort qu'il fût ; les ravages d'une guerre certainement longue, entraîneraient un cortège d'atroces misères. Si je pensais effectivement, ai-je remarqué, que nous serions victorieux, j'avais aussi la crainte qu'à l'issue d'une guerre, il n'y eût qu'un vainqueur réel, M. Trotsky". (Livre jaune 1939, page 259).

La bourgeoisie était consciente que la guerre serait longue et qu'elle coûterait aux masses un lourd impôt de sang et d'atroces misères. Mais le seul obstacle qui la faisait hésiter à déclencher le massacre, c'était la crainte de la révolution prolétarienne. L'exemple de la guerre de 1870 finissant par la Commune, et de la guerre mondiale de 14-18 finissant par la révolution victorieuse d'Octobre 17, lui faisait craindre qu'en fin de compte les masses lui fassent payer sa barbarie.

Aucune peur ne pouvait cependant arrêter la bourgeoisie sur la voie où la poussaient les contradictions de son régime : déclencher la guerre pour vaincre ses concurrents capitalistes.

Classe historiquement condamnée et destinée à être enterrée par le prolétariat pour que l'humanité puisse vivre, elle comptait néanmoins se sauver et éviter la révolution prolétarienne, en écrasant sous les ruines de la civilisation la classe ouvrière elle-même.

Déjà en 1921, au IIIème Congrès de l'Internationale Communiste, Trotsky lançait l'avertissement suivant à la classe ouvrière de tous les pays :

"Au moment où les forces productives du capitalisme butent contre un mur, ne peuvent plus progresser, nous voyons la bourgeoisie réunir entre ses mains l'armée, la police, la science, l'école, l'église, le parlement, la presse, les gardes-blancs, tirer fortement sur les rênes et dire en pensée à la classe ouvrière : "...Je vois un abîme s'ouvrir sous mes pieds. Mais nous allons voir qui tombera le premier dans cet abîme. Peut-être avant ma mort, si vraiment je dois mourir, réussirai-je à te pousser dans le précipice, O classe ouvrière !"... Si la bourgeoisie, condamnée à mort au point de vue historique trouvait en elle-même assez de force, d'énergie, de puissance pour vaincre la classe ouvrière dans le combat terrible qui approche, cela signifierait que l'Europe est vouée à une décomposition économique et culturelle... Autrement dit, l'histoire nous a amenés à un moment où une révolution prolétarienne est devenue absolument indispensable pour le salut de l'Europe et du monde... L'histoire dit à la classe ouvrière "il faut que tu saches que tu périras sous les ruines de la civilisation, si tu ne renverses pas la bourgeoisie. Essaye, résous le problème !"

Le prolétariat d'Europe, malgré ses années de luttes et d'expériences, a été devancé par la bourgeoisie dans ce combat.

La catastrophe du Continent a été consommée. Une des forces essentielles de la lutte socialiste en Europe, le prolétariat allemand, a été enseveli sous les ruines causées par la bourgeoisie.

Mais malgré les terribles ravages et le recul de la civilisation, il reste au prolétariat assez de forces vives capables de prendre le dessus.

Sur les ruines accumulées, la bourgeoisie n'est pas arrivée à un équilibre capitaliste lui permettant de conjurer le péril de la révolution prolétarienne. La classe ouvrière européenne affaiblie ne se trouve pas seule en face de son ennemi. L'impérialisme a des tâches réactionnaires gigantesques à accomplir et des ennemis redoutables non encore abattus : c'est l'économie planifiée de l'URSS qu'il veut détruire, c'est l'éveil des peuples coloniaux qu'il veut continuer à asservir, c'est ses propres contradictions et rivalités. Et il suffit à l'heure actuelle de considérer la lutte du prolétariat français belge, italien, espagnol, de connaître l'hostilité grandissante du prolétariat anglais et américain vis-à-vis de sa propre bourgeoisie pour dire que LA CLASSE OUVRIERE PEUT ENCORE EMPECHER LES MORTS D'ENSEVELIR LES VIVANTS, c'est-à-dire que la classe condamnée par l'histoire, la bourgeoisie impérialiste consomme définitivement la ruine de l'humanité entière.

Mais pour cela il faut que l'avant-garde de la classe ouvrière prenne entièrement conscience des conditions de sa victoire : rompre politiquement avec la bourgeoisie et ses valets social-chauvins, dénoncer devant le peuple travailleur les guerres, les mensonges et les violences de la classe capitaliste, enseigner à la classe ouvrière non la conciliation, mais la nécessité du renversement de la bourgeoisie par une guerre civile sans merci, car :

"Une guerre plus légitime c'est la guerre à qui nous opprime : CELLE QUE NOUS NE FAISONS PAS".

(Barta, 21 mai 1945)